SAINT LOUP - SUR - SEMOUSE
(Août 1942)
J'ai voulu revoir mon pays natal, la petite ville haut-saônoise où se sont
ouverts mes yeux et où la destinée semblait vouloir me fixer. Ce désir
s'était ancré en moi et je me complus à sa réalisation en une période
d'Assomption de 1942, où, après les caprices pluvieux de la nature, le ciel
favorisa mes desseins en répandant à profusion la grâce de son soleil.
En le revoyant, je savais y trouver tous les souvenirs qui m'y rattachent et
me l'ont fait aimer. Souvenirs de joie, mais aussi de tristesse. J'y ai vécu
des jours heureux dans l'insouciante jeunesse et, plus tard, bruni par le
soleil d'Afrique, au crépuscule d'une guerre, j'ai goûté en ces lieux des
heures d'apaisement et de calme, après la tempête. Les sonneries joyeuses
des cloches, le hurlement des sirènes m'ont surpris le 11 novembre 1918, au
seuil de la demeure familiale où les hasards de la vie militaire m'avaient
offert quelques jours de détente.
C'est un souvenir aussi, lié à tant d'autres, aux événements de la vie dont
les deuils ne sont pas les moins puissants, parce qu'ils vous étreignent
davantage.
Hélas ! Je n'étais plus attendu !
Ma première visite fut pour la vieille église de style roman qui dresse
majestueusement son clocher dans l'azur des cieux.
Elle était telle que je
l'ai connue, imposante dans ses proportions et par l'arrondi de ses voûtes
élevées que supportent de grosses colonnes à chapiteaux. Sa large allée
centrale aux dalles de grès usées par les ans et, depuis, cimentées aux
jointures, dégage un vaste chœur aux parois boisées où se dresse un bel
autel marbré au tabernacle drapé de satin blanc à franges d'or. Deux anges
en adoration le flanquent et, un peu en retrait, domine une fresque de Saint-Loup, évêque de Troyes, arrêtant Attila, roi des Huns, dans sa marche
dévastatrice, peint par Aubert.
Des stalles, aux lignes simples de bon goût sont réservées au clergé et les
bancs des chantres, y faisant face, terminent la demi-lune du chœur d'une
barrière à colonnes appareillées à l'autel.
Adolescent, au cours des
vacances, qui me ramenaient chez mes grands-parents, j'étais parfois admis à
l'arrière de ces bancs et mon plaisir était, le moment venu, de me joindre
au sacristain, le père Vieuxmaire et à d'autres camarades de mon âge pour la
coupe du pain bénit, en la sacristie, toute proche.
Deux autels latéraux prolongent les nefs parallèles encadrant l'allée
centrale ; l'un privilégié consacré à la Sainte-Vierge, l'autre à Saint
Sébastien, patron de la paroisse.
Mon église est, comme il se doit, disposée en croix. A l'extrémité des bras
orientés nord-sud, s'élèvent deux autels, l'un dédié à Sainte-Thérèse de
l'Enfant Jésus est surmonté d'une ascension de Notre Seigneur, l'autre à
Saint-Vincent de Paul qui domine une adoration des mages. Ces autels de bois
sculpté à colonnes cannelées ont été œuvrés à Saint-Loup.
Point de chaises, mais de bons vieux bancs de chêne, rustiques et spacieux,
présumés centenaires, garnissent l'édifice. Des noms parfois y sont gravés
en gros caractères, ce sont ceux des vieilles familles qui jadis les
utilisaient à des fins pieuses. Noms de familles souvent disparues.
J'ai voulu m'agenouiller et prier dans le banc des miens, où tout enfant
j'allais m'asseoir en prenant la première place en bordure d'allée, à
quelques mètres de l'élégante chaire de chêne sculptée par des ouvriers
d'art lupéens, qui ne déparerait pas la plus belle des églises. Un ange à
trompette en surmonte le dôme, annonçant aux fidèles la parole de Dieu. Des
bas reliefs façonnés dans la masse évoquent des scènes bibliques.
Primitivement, paraît-il cette chaire était destinée à Notre-Dame de Paris.
Jadis des chaises de bois blanc s'accolaient aux bancs de la nef centrale,
jours de fête et même de simples dimanches, attestant la piété de la cité.
De jolis vitraux éclairent le temple de Dieu, les uns à personnages aux
nuances éclatantes, d'autres plus discrets à figures géométriques ou
ornementales.
J'ai toujours aimé les belles cérémonies dont mon église s'enorgueillit et
les traditions qu'elle conservait. La cérémonie de ses bénédictions du pain
et de ses quêtes, la simplicité de ses offertes. Et il me souvient de ce
chant un tantinet guilleret qui brusquement montait aux cieux à l'issue de
la Grand'Messe. Ceci pour perpétuer un vœu alors centenaire, émis jadis par
le clergé et les bourgeois de la ville, afin de préserver la cité de la
peste qui rôdait à ses portes.
Toutes ces choses je les revoyais et bien d'autres encore...
Le Suisse de mon église a toujours fait mon admiration. Tout enfant déjà, je
le trouvais magnifique, quoique, à cette époque, vieilli dans ses fonctions,
il n'avait pas la belle prestance et la carrure athlétique de son
successeur. Hélas ! lui aussi, comme moi-même et comme tant d'autres, porte
le poids des ans. Mais la solidité de la charpente demeure et remplit
toujours avec autant de dignité et de conscience les devoirs de sa charge.
Je ressens à sa vue la même impression que jadis, enfant et adolescent.
J'ai habité et parcouru des villes, sous divers climats, nulle part je n'en
ai rencontré de plus beau, de plus majestueux et de plus décoratif.
Son costume, taillé dans un drap de bonne qualité, est d'un vermillon
éclatant que rehaussent de larges galons d'argent. Une tunique lui descend à
mi-jambes et vient couper un pantalon de même drap pareillement galonné. Un
baudrier barre sa poitrine et repose sur son flanc gauche, portant proche la
garde de son épée, le monogramme de la ville. Ses épaules s'ornent de
torsades d'argent et son chef est coiffé d'un somptueux bicorne noir à
plumes blanches et cocarde tricolore. Il est chaussé de souliers noirs à
boucles d'argent. De la main gauche, il tient la garde de son épée et de la
droite la hallebarde dont parfois en marchant, il martèle le sol, salue avec
grâce en s'inclinant légèrement. Il y a de la majesté dans son allure et du
respect dans tous ses gestes. Un bel orgue domine l'église dans toute sa
longueur et les jours de fête de belles dames apportaient le concours de
leurs chants qui rehaussaient l'éclat de la cérémonie.
Dieu étant le premier servi, je pouvais penser aux miens. Hélas ! Nul
n'était venu m'accueillir. Les miens reposent tous dans le grand cimetière
qui, chaque année, se rétrécit.
"La terre de la patrie est faite de la
poussière des morts" a écrit le Franc-Comtois Dussillet. C'est tout le passé
qui revit avec eux.
Ayant gravi la montée de l'hôpital qui, de l'église conduit au cimetière, je
trouvais sans peine les tombes que je cherchais et devant lesquelles le cœur
parla mieux encore que les lèvres dans le murmure des prières.
Ce devoir de piété filiale accompli, je parcourus la nécropole à la
recherche des souvenirs et revivant le passé, je devais les jours suivants
constater tristement que je possédais plus de connaissances ici qu'au
dehors. Combien sont partis dans l'éternité, à qui tout semblait sourire et
que de victimes ont fait les guerres !
L'état du cimetière prouve que dans mon pays natal le culte des morts est
bien vivace. Si quelques tombes vétustes, aux inscriptions à demi effacées
s'effritent sous les ronces au gré du vent et des pluies, ce n'est
qu'exception.
La maison commune est située au centre de la ville et occupe le milieu d'un
ex-château, peu ancien flanqué aux ailes de l'école de jeunes filles et de
la classe enfantine qui fut mienne et comprenait trois salles, l’asile,
celle du milieu était en gradins et la directrice Melle Elise Décard
s'occupait des grands de 5 à 6 ans, garçons et filles.
Une vaste cour
donnait accès à la mairie, ayant en son milieu une statue au large
soubassement, en pierre blanche, ornée de quatre bornes et dont la stèle se
prolonge du buste en fonte de Gaston Marquiset qui fut député. Gardons-nous
d'en médire. Combien d'entre nous s'en donnèrent à cœur joie, en
d'interminables parties de quatre coins, interrompues par le sympathique
garde Savary, le "Yon-Yon" comme nous l'appelions et que j'ai revu en
janvier 1934 lors de l'enterrement de mon père, Auguste Cardot.
Cette cour n'a pas toujours eu son aspect actuel. Il y a quelques lustres
seulement, une auberge formait une encoche profonde qui en réduisait la
largeur; côté maternelle un puits y était incorporé. Au temps de ma
jeunesse, une enseigne pittoresque se balançait à sa façade : A mon idée,
Constant Bricet, aubergiste. A mon idée, n'est-ce pas toute la psychologie
comtoise !
Je suis né le 5 octobre 1888, à cent mètres de l'hôtel de ville, rue de la
Cornée, devenue rue Henri Lebrun, nom d'un industriel, décédé en 1894, qui
fut député et était déjà maire en 1870.
J'ai toujours vu l'électricité dans les rues ; elle était assurée par
l'usine de La Pointerie cela prouve que Saint-Loup n'était pas à la remorque
du progrès.
La rue de la Cornée avait des trottoirs spacieux et la chaussée était large.
J'aime ce qui est ancien et les traditions, le respect du passé est ancré en
moi. J'ai toujours ,et en tous lieux, déploré cette manie d'immoler à la
politique et à la flagornerie les appellations dont la simplicité rustique
de certaines en faisait tout le charme et chantait à l'oreille : Rues de la
Cour l'Abbé, de la Croix du Partey, du Pâquis, des Tanneries, le Trou Jean
Bougi, les places des Halles où se trouvait l'école de garçons dont le
directeur était M. Baudot et le maître de seconde où je me trouvais M.
Alphonse Balland, et du Gravier ;la route de la Viette, dont le nom a été
changé en Viotte,et que j'ai tant de fois parcouru, allant d'un grand-père à
l'autre, en longeant le beau parc du château Pierre de Malliard et en
grimpant sur les talus de la Ballastière.
L'avenue, sur deux kilomètres, comptés de l'église conduisant à la gare,
aujourd'hui avenue Albert Thomas, était large et sur un kilomètre longeait
le mur du parc. De beaux arbres projetaient leur ombre de part et d'autre de
l'avenue.
Les omnibus de 1 ' "hôtel Gercet" et Briqueler du "Lion d'or" assuraient
le service des voyageurs moyennant 0 F 25, ce qui nous paraît aussi
dérisoire que les trente centimes d'une coupe de cheveux ras, que je payais
à cette époque.
La gare de Saint-Loup, sur la ligne Aillevillers - Port d'Atelier et celle
d'Aillevillers étaient et sont peut-être encore sur le territoire de la
commune de Corbenay qui possède la sienne sur la voie ferrée Epinal-Belfort
et il était d'usage qu'un électeur de la section gare de Saint-Loup soit
conseiller municipal de Corbenay.
Mais peut-on parler de Saint-Loup, chef-lieu de canton de la
Haute-Saône,d'environ 2.700 habitants au début du siècle, avant une grève
dans le meuble qui la priva de bons éléments au bénéfice de Paris et de
Liffol-le-Grand, sans faire état de la situation privilégiée que lui donne
la Sémouse traversant la ville entre de beaux quais, partant de la Villa
des Pervenches , créant le "Trou aux chevaux" avant de se répandre sous
le pont de fer , en s'élargissant, atteindre le très beau pont de pierre qui
l'enjambe, puis le pont Macé, en bois, pour couler en direction de la
« Fosse-le-Chat par les Tanneries et s'infléchir sur Augrogne dans un
paysage calme et champêtre.
Ma fille Christiane étant avec moi, pour la troisième fois, en ce mois d'août 1942, je n'ai pu résister à la
tentation de retourner voir la source du Planey dont la profondeur est très
grande et le plan d'eau très joli. Après en avoir évoqué les mystères et les
souvenirs, revenir en faisant une boucle en suivant un ruisseau à
écrevisses, atteindre Bouligney et sa vieille fontaine pittoresque.
Bouligney, Cuve, il y a eu là jadis de belles vignes détruites au 19 ème siècle
par le phylloxéra. Il en restait quelques vestiges, j’ai vu encore quelques
ceps rabougris dans certains terrains que l'on appelait des Vignes, ceci au
début du XX ème siècle.
Deux grands centres, Aillevillers, alors nœud ferroviaire important, et
Fougerolles, pays du Kirsch et de distilleries, font partie du canton de
Saint-Loup, dont le chef-lieu était déjà une ville industrielle.
Les meubles, la chaussure et la broderie ont assuré sa renommée. La
chaiserie Lebrun est antérieure à 1870, époque à laquelle Henri Lebrun
exerçait déjà la gestion de la cité.
En 1871, une lettre de ma grand-mère, adressée à mon grand-père alors à
Polaincourt, faisait état d'une somme de 400 F, appartenant à la commune,
que les Prussiens ont pris dans la poche d'"Henri".
Une fabrique de meubles créée par M. Lefranc à Magnoncourt prit ensuite de
l'importance ; elle s'incorpora dans la chaiserie pour devenir les « Usines
Réunies « qui conserva la direction familiale qu'elle assure encore
aujourd'hui.
L'usine de meubles Walser établie au bord de la Sémouse au delà du Pont de
Fer, l'usine Tisserand à mi-chemin de l'avenue de la Gare, sont parmi les
plus anciennes auxquelles vinrent s'ajouter d'autres fabriques, notamment
les maisons Lagirarde, route de Conflans et Gabrion , rue Général Prévost.
Saint-Loup était un centre de fabrication de la chaussure, chaussure robuste
de bonne facture dont mes pieds se sont toujours bien accommodés. Une partie
importante du travail était faite à domicile après que la tige eut passé
chez les piqueuses. Je me souviens des fabriques d'Eugène Maillefer dont le
gendre Déborde prit la suite, d'Alfred Maillefer, son frère, des frères
Brochet qui, comme Mme Bertrand parcouraient les foires de la région, de
Louis Mangel et de mon camarade d'école Jules Desqueux. Il y en eut
d'autres.
La broderie occupait beaucoup de femmes et de jeunes filles que l'on voyait
travailler chez elles ou sur le pas de leurs portes. Le "Luxeuil" eut
longtemps la vogue, puis vint le plumetis et les broderies du linge de
maison, des draps partaient même à la Cour de Russie pour quelques dames
d'honneur sachant apprécier. Le "Venise" d'un travail minutieux, se faisait
plus spécialement dans les hauts de Fougerolles et d'Aillevillers. Il y eut
aussi la broderie au filet et au tambour. Modèles et fournitures leur
étaient remis par des entrepreneuses ayant aussi des commandes à l'étranger, Etats-Unis compris. Elles réceptionnaient et réglaient le travail. Quelques
noms parmi d'autres : Mme Rosé Bigey-Deltour, Mme Gerband, qui pendant la
saison thermale, exposait à Plombières, Mme Descamp, Melle Calland.
La fête foraine se tenait à la Sainte-Anne, le dimanche proche du 26 juillet
et pendant une semaine à temps plein et une semaine de "reviro" les baraques
occupaient la place du Gravier et la place des Halles où les musiques
menaient bon train. Il y avait foule et les gamins étaient aux premiers
rangs. Manèges de chevaux de bois, vagues de l'océan, loteries, confiseries,
tirs, parade des lutteurs, les premiers « graphophones « à cylindre et
manchons de cire, ancêtres du phonographe, panoramas et autres attractions.
Des théâtres : "Zanfretta" et puis " Les fantaisies parisiennes" un grand
théâtre forain qui jouait de vraies pièces avec de bons acteurs : " Le tour
du monde en 80 jours ", "Les deux orphelines", "Le jour et la nuit" etc.
Il s'installait place des Halles devant l'école des garçons.
C'est dans une de ces fêtes que je vis, vers les années 1901, le premier
cinéma où m'emmena ma bonne grand-mère. On y passait les premiers films dont
« La sortie des usines Lumière « et « L'arroseur arrosé. Je me souviens
aussi d'un fileur de verre et d'un garçonnet faisant quelques points
d'aiguille avec son pied, étant privé de ses deux bras !
Depuis Saint-Loup, on pouvait faire quelques belles promenades pédestres et
l'une des plus pittoresques était d'aller aux sources du Planey par le bois
d'Aboncour. Mon grand-père Cardot possédait une calèche bien suspendue et
parfois Auguste Poirot, de la grimpée de l'hôpital, venait avec un cheval et
prenait les guides. Cela se passait entre 1889 et 1901 et je les
accompagnais. C'est ainsi que j'allais à Plombières-les-Bains, que je
connaissais déjà, par la belle route dite route Napoléon III, où circulaient
quelques autos. Le conducteur était obligé de descendre tenir la bride du
cheval qui se serait cabré au bruit des "Teufs-Teufs". Des fillettes
venaient vendre des fleurs aux baigneurs.
Comme pour
Plombières, 18 kms aussi pour aller à Bains-les-Bains. Et dans un rayon de
12 kms : Luxeuil-les-Bains, Polaincourt et Clairefontaine, Bassigney,
Briaucourt, Ainvelle où je suis allé deux fois à la fête, Conflans-sur-Lanterne où mon grand-père voulut aller à la vente du château
dont M. Pierre de Maillard se rendit acquéreur.
Je me souviens qu'un jour, au cours de leurs manœuvres, des soldats ont
cantonné à Saint-Loup où ils ont toujours trouvé bon accueil. Le lendemain,
ils quittaient la ville sac au dos et nous étions un certain nombre
d'enfants à les accompagner pour voir "la bataille". Nous sommes allés
au-delà d'Aillevillers, dans les vergers, nous mangions des pommes. Mais il
fallut revenir à Saint-Loup où après une bonne quinzaine de kilomètres, je
suis arrivé en fin d'après midi. Ma grand-mère est venue me réveiller à midi
le lendemain.
Une autre fois, mon grand-père eut à loger le colonel du régiment, avec le
drapeau et une section. Honneur qui lui fut fait car son jeune frère Auguste
Cardot, né à Saint-Loup, était alors colonel du 115 ème régiment
d'infanterie, fief de Joseph Caillaux, après avoir été quatre ans commandant
militaire du Palais Bourbon.
Pierre CARDOT