REMINISCENCES
N’ayant aucune qualité d'écrivain, je veux
faire de mon mieux, pour exposer aussi
clairement que possible les différents
événements de ma vie déjà longue.
Car, le 21 juin 1886, je vis le jour à
Troyon près de Saint-Mihiel (Meuse), chez de
pauvres gens. Mes parents, issus l'un et
l'autre de familles nombreuses. Mon père,
tourneur sur bois, aîné de 8 enfants, ma
mère, aînée de 13 enfants.
En 1887, mes parents ayant appris que des
fabriques de meubles de styles, installées à
Saint-Loup-sur-Sémouse (Haute-Saône)
réclamaient des ouvriers qualifiés pour
travailler le bois, mon père écrivit à
l'adresse indiquée, et fut embauché.
Ceci impliquait un déplacement de 250
kilomètres, mais peu de frais de
déménagement : deux valises et un bébé dans
les bras, fut toute l'importance du
débarquement, en ce nouveau pays, où je fus
élevé.
Que dire de cette implantation à une époque
où tout était pénible : 10 à 12 heures à
l'usine pour mon père ! Ma mère apprit à
broder pour des entrepreneurs de
Luxeuil-les-Bains. Ainsi, en cultivant un
petit jardin, mes parents, bien qu'ayant eu
5 enfants en 16 ans, n'ont jamais connu une
grande misère. La dernière née causa la mort
de ma mère, qui avait alors 33 ans.
Ecolier studieux, ma mère m'aidait à
comprendre mes leçons. Très maternelle et
encore sous l'influence de son éducation
religieuse, elle rêvait de me voir prêtre.
Mon père était libre penseur à tendance
socialiste, mais laissait ma mère libre de
ses opinions. Cependant, je me souviens que
les seuls désaccords que j'aie pu constater
entre mes parents avaient pour causes des
questions religieuses.
A la belle saison, le dimanche, mon père
aimait à m'emmener dans la forêt. Fils de
bûcheron, il connaissait tout ce qu'on peut
y récolter. Ma mère n'aimait pas me voir
manquer à la messe du dimanche, et elle en
souffrait.
A 12 ans, j'obtins mon certificat d'études.
J'avais là mon bâton de maréchal, car à
cette époque, il n'y avait pas dans le pays
d'échelon supérieur pour s'instruire. A
l'examen, j'avais été classé le premier en
dessin. Ceci fut déterminant pour moi. Mon
père décida que j'irais deux soirs par
semaine au cours de dessin à main levée,
chez Monsieur Gura, contremaître des
sculpteurs sur bois aux usines de
Magnoncourt, banlieue de Saint-Loup. Peu de
temps après, je demandai à mes parents à
travailler à l'usine, et d'entrer en
apprentissage comme sculpteur sur bois. Ma
demande fut agréée et les démarches opérées
à cet effet. Mais je n'avais pas l'âge
légal, il fallait avoir 13 ans révolus. Pour
tourner la difficulté, il me fallut un
certificat d'aptitudes physiques. A 12 ans
et demi, j'entrai à l’usine. Mon professeur
de dessins, contremaître des sculpteurs, fit
mettre un établi dans son vaste bureau, pour
que je puisse travailler sous sa
direction... Nous ne fîmes pas longtemps bon
ménage ! Monsieur Gura était de Prague et
avait conservé l'état d'esprit de la belle
époque impériale. Religieux, obséquieux avec
les patrons, il aurait voulu se servir de
moi comme mouchard, lui rapportant ce que
disaient les ouvriers. Alors là, cela ne
pouvait pas aller longtemps, et, comme je
ruais dans les brancards, je fus envoyé
m'installer dans le grand atelier avec les
ouvriers qui étaient une vingtaine pour
sculpture et moulure. C'est là que je
terminai mes trois années d'apprentissage;
aimant mon métier, j'apprenais aisément ! Si
bien que, à 15 ans, j'étais en mesure de me
présenter comme ouvrier.
A 16 ans, je fis connaissance avec le
chômage, car la fabrication des meubles de
styles a des exigences, et ces meubles ne se
font pas comme des petits pâtés ! Je dus
chercher du travail et j'eus la chance
d'être embauché dans une autre usine du
pays.
Cette usine subit en 1896, une grève de 3
mois, soutenue par les ouvriers de tout le
pays, mais qui échoua, malgré les
sacrifices. Un syndicat groupait alors les
ouvriers du meuble de trois usines de
Saint-Loup.
Les 6 mois de travail que je fis en cette
usine Valser, me furent salutaires pour
améliorer les connaissances du métier, dans
lequel on apprend toujours.
A cette époque j'apprenais aussi à devenir
un homme. J'étais comme papa un syndiqué qui
se défendait ! Au 1° mai 1904, les usines
étaient fermées et un banquet réunissait les
syndiqués, et où prenait la parole, le
secrétaire du travail de Belfort. A cette
époque, il nous est arrivé d'avoir à la
Salle des Fêtes, un meeting avec Griffull,
Secrétaire confédéral. La majorité des
dirigeants de la Confédération du travail
étaient libertaires: Savoie, Merrheim,
Monmousseau, Jouhaux, qui devint
socialiste.
C'est en cet été 1904 que je fus chômeur à
nouveau et je partis pour travailler à
Sommedieue (Meuse) le pays de mon père. En
même temps que moi travaillaient à
Sommedieue, 3 camarades sculpteurs plus âgés
que moi, venant également de Saint-Loup ! Un
syndicat fut vite installé car le terrain
était propice pour cela. Le patron avait
l'audace de retenir 10 % sur les salaires de
ses ouvriers, pour participation aux frais
généraux. Naturellement, peu de temps après,
il y eut grève contre cette iniquité...
Cette grève dura plusieurs mois, mais les
ouvriers n'eurent raison que devant les
tribunaux.
Mon père m'avait rappelé auprès de lui à
Saint-Loup, mais j'avais goûté au voyage et
à la liberté ... aussi, à l'entrée de
l'hiver, j'arrivais à Paris, avec 30 francs
dans ma poche pour tout viatique.